Illustration de la légende de la Pierra Chevetta à Villarenger stoppant la crue du Doron, protégée par une silhouette lumineuse représentant la Vierge Marie
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La Pierra Chevetta de Villarenger : mémoire de pierre et légende des eaux

Une pierre sacrée dans le cœur des Bellevillois

Perché à 1150 mètres d’altitude, entre deux torrents impétueux, le hameau de Villarenger conserve en son centre un trésor bien singulier : la Pierra Chevetta. Dressée sur une petite place, la pierre, modeste en apparence, suscite depuis des générations le respect et la crainte. Gravée de croix et de cupules, ces mystérieuses cavités circulaires creusées dans la roche, elle est l’objet de légendes locales, d’un attachement profond des habitants et, peut-être, d’un lointain culte préhistorique.

Mais quelle est donc l’origine de cette pierre protectrice ? Pourquoi suscite-t-elle encore aujourd’hui autant d’attention ? Cet article vous invite à découvrir l’histoire et les légendes de la Pierra Chevetta, entre archéologie, traditions orales et mémoire collective.

Une vallée habitée depuis des millénaires

La vallée des Belleville n’est pas un simple territoire de montagne. Elle fut une voie de passage importante entre la Tarentaise et la Maurienne via le col des Encombres (2 337 m), empruntée depuis des temps très anciens. Archéologues et érudits locaux ont identifié de nombreux vestiges protohistoriques, notamment un cimetière de l’âge du Bronze entre Saint-Jean-de-Belleville et Notre-Dame-des-Grâces, une fibule en fer à la Gittaz ou encore des objets en bronze à Saint-Martin.

Dans ce contexte de peuplement ancien et de circulation humaine intense, il n’est pas étonnant que certains lieux aient acquis une signification symbolique forte. La Pierra Chevetta s’inscrit précisément dans cette logique : un repère dans l’espace, un point d’ancrage dans la mémoire, un objet de transmission.

Un monument énigmatique : la pierre gravée

Décrite pour la première fois en 1914 par Edmond Bocquier dans le Bulletin de la Société préhistorique de France, la Pierra Chevetta (surnommée aussi Pierre de la Chouette et francisée en Pierre Chevette) est un bloc prismatique de roche cristalline aux dimensions modestes, environ 1 mètre de hauteur, situé au croisement de cinq ruelles du village.

Sa face supérieure est divisée en deux pans irréguliers, l’un horizontal, l’autre incliné, tous deux couverts de gravures anciennes : six cupules reliées entre elles par un trait, et plusieurs croix taillées avec soin. D’autres symboles, dont un qui évoque peut-être une svastika, sont visibles sur les flancs. L’orientation du bloc n’est pas fortuite : ses arêtes principales suivent les axes cardinaux, ce qui pourrait indiquer une fonction rituelle ou symbolique plus poussée que de simples marques.

Ces gravures évoquent, pour les préhistoriens, des rites anciens. Les cupules, notamment, sont souvent associées à des pratiques funéraires, agricoles ou astrales, sans que leur signification soit jamais clairement établie. Les croix, ajoutées plus tardivement, témoigneraient d’une christianisation de la pierre à une époque où l’Église cherchait à absorber les anciennes croyances païennes.

La légende de la Vierge et du Doron en crue

Si la pierre fascine les scientifiques, elle occupe aussi une place importante dans l’imaginaire collectif. Selon une tradition orale transmise à Villarenger, un jour où le Doron était en crue et menaçait d’engloutir le village, la Vierge Marie serait apparue sur la Pierra Chevetta et aurait stoppé miraculeusement la montée des eaux.

Cette légende, profondément enracinée, témoigne d’un attachement spirituel à cette pierre que les villageois n’ont jamais osé déplacer, même lorsque des travaux de digue furent entrepris au début du XXe siècle. Les anciens affirment que la pierre aurait arrêté les flammes lors d’un incendie ou que les eaux s’y seraient arrêtées net lors de plusieurs inondations. C’est cette force protectrice que l’on prête à la pierre, et c’est aussi ce qui en fait un témoin singulier de la mémoire locale.

Une mémoire des catastrophes

Deux événements majeurs ont marqué le village : l’inondation du 14 septembre 1733, qui obligea les habitants à reconstruire village et chapelle, et l’incendie du 22 décembre 1835, qui priva nombre de familles de leur toit au cœur de l’hiver. Dans les deux cas, la Pierra Chevetta fut érigée en symbole d’espoir, voire de salut, même si certains notent qu’elle ne fut pas toujours à la hauteur de sa réputation miraculeuse…

Mais l’important n’est peut-être pas là. La Pierra Chevetta incarne une mémoire vivante des dangers de la montagne : les crues, les incendies, les hivers rigoureux. En elle se cristallisent les angoisses ancestrales et la volonté de les conjurer, génération après génération.

Une mémoire des vivants… et des morts

Outre sa fonction symbolique et religieuse, la Pierra Chevetta aurait pu, selon certaines traditions locales, remplir un rôle bien plus concret : celui de pierre des Morts, où l’on déposait les défunts le temps d’une bénédiction, d’un dernier adieu ou d’un rite d’hommage.

On raconte également que les affaires publiques du village, décisions collectives, arbitrages, échanges entre familles, se discutaient autour de cette pierre. Ainsi, au-delà de sa dimension spirituelle, elle fut longtemps un véritable lieu de rassemblement communautaire.

Un symbole d’identité collective

À Villarenger, la Pierra Chevetta n’est pas un simple vestige. Elle est un élément d’identité. De nombreuses familles du village, dont la mémoire figurent aujourd’hui encore dans les registres, ont transmis à leurs descendants les récits liés à cette pierre. La croyance en son pouvoir protecteur est un lien intergénérationnel, une manière de se sentir appartenir à une communauté enracinée.

Le fait que cette pierre ait été conservée, respectée, jamais déplacée, malgré les bouleversements, les guerres, les modernisations et même les tentatives d’enlèvement, en dit long sur l’attachement qu’elle suscite. Comme dans d’autres régions de France où des pierres levées ou des mégalithes ont été christianisés, on retrouve ici cette volonté de lier le passé au présent, le profane au sacré, le naturel au spirituel.

La pierre, la chapelle et l’art baroque

Non loin de la pierre se dresse la chapelle baroque dédiée à saint Barthélemy et sainte Brigitte. Construite dans les années qui suivirent l’inondation de 1733, elle recèle des peintures murales du XVIIe siècle récemment restaurées, ainsi qu’un tableau représentant le martyre de Barthélemy, écorché vif pour sa foi.

Cette juxtaposition entre un art religieux codifié et une pierre aux symboles archaïques est saisissante. Elle résume l’histoire de Villarenger : un dialogue permanent entre traditions anciennes et christianisme, entre nature et foi, entre transmission orale et traces écrites.

Conclusion : le granit de la mémoire

La Pierra Chevetta n’est pas seulement une roche gravée. Elle est un livre ouvert sur les croyances et les traditions de la vallée. Pour les habitants de Villarenger et les passionnés de patrimoine, elle représente une clé de lecture du territoire : une mémoire de pierre face aux éléments déchaînés, un repère dans le temps, un témoin du lien indéfectible entre l’homme et sa montagne.

Alors, la prochaine fois que vous passerez devant elle, n’oubliez pas de la saluer. Car dans le silence de ses cupules et de ses croix, elle garde les voix de ceux qui, avant nous, ont vécu, prié, espéré, et transmis.


  • Edmond Bocquier, La Pierre gravée (Cupules et Croix) de Villarenger (Commune de Saint-Martin-de-Belleville, Savoie), Bulletin de la Société préhistorique de France, tome 11, n°2, 1914, pp. 125–128. Lire sur Persée
  • Fondation FacimLivret de découverte en famille – Chapelle Saint-Barthélemy et Sainte-Brigitte, Villarenger. Document touristique et pédagogique publié dans le cadre du programme Escapades Baroques.

  • Illustration principale : La Pierra Chevetta protège Villarenger – Composition assistée par IA – © Cédric Jay

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