Le Bienheureux Paul, le pèlerin et la mémoire sacrée
Par un matin glacial du 17 janvier 1721, dédiée à Saint-Antoine, un énigmatique pèlerin étranger, âgé d’une trentaine d’années, fit son entrée dans le paisible village de Saint-Martin-de-Belleville. L’homme, drapé d’une robe de bure de moine, attachée par une simple corde, dépourvue de poches et de boutons, arborait sur les épaules une humble besace, tandis qu’un vieux chapeau usé ornait sa tête. Sa barbe et ses cheveux noirs encadraient des yeux immenses, et il ne portait ni chemise, ni bas, ni même de souliers.
Ses modestes possessions se résumaient à un chapelet et à un petit peigne en buis. Cependant, son allure distinguée et son regard empreint de détermination ne passèrent pas inaperçus aux yeux des villageois. Parlant une langue étrangère, on découvrira plus tard, après sa disparition, grâce aux témoignages de ceux qui croisèrent son chemin, que son nom était Paul et qu’il venait de Teruel, en Aragon. Paul avait entrepris un périple extraordinaire, son voyage le conduisant jusqu’à Rome, où il aspirait à visiter les tombeaux des Apôtres Pierre et Paul, empruntant les chemins les plus difficiles pour atteindre son objectif.
À Saint-Laurent-de-la-Côte, lors de sa première nuit dans la vallée, le curé Bally l’accueillit chaleureusement au presbytère. À Saint-Martin-de-Belleville, il trouva refuge dans l’étable d’un paysan cossu, Augustin Reymond, mais refusa de se réchauffer au poêle avec les habitants de la maison. Il déclina également le vin et la soupe qui lui furent offerts, n’acceptant qu’un simple morceau de pain. Le jour suivant, il assista à la messe paroissiale à l’autel du Rosaire, avec une dévotion si remarquable que le sang de ses genoux écorchés imprégna la pierre du pavement.
Face aux conseils dissuasifs de ne pas franchir les cols en cette saison pour se rendre en Maurienne vers le Cenis, Paul répondit qu’il le devait, ayant fait le vœu de ne jamais revenir sur ses pas. Deux jours plus tard, il reprit son chemin en direction du Perron des Encombres, passant par Saint-Marcel, Praranger, et enfin le Bettaix, où il reçut ses dernières aumônes. Puis, il repartit sur les sentiers gelés, seul à nouveau. La fatigue, le froid et la neige eurent raison de son endurance.

Deux mois plus tard, des villageois découvrirent son cadavre sur les pentes du Petit-Lou, à trois heures de marche de Saint-Martin. Étrangement préservé, sans aucune marque de corruption ni d’atteinte par les rapaces communs dans ces hauteurs, les habitants racontèrent que les neiges même s’étaient fondues autour de son corps, et que la prairie découverte s’était miraculeusement revêtue d’une verdure émaillée de fleurs.
Le bruit de ce phénomène se répandit, et le juge mage de Tarentaise ordonna une enquête. L’official du diocèse organisa une inhumation solennelle avec la plantation de croix à l’endroit où il fut découvert. Une foule nombreuse vint prier sur la tombe, et une femme qui le toucha recouvra immédiatement la vue. Une légende sacrée commençait à naître, avec l’approbation de l’Église.
Neuf ans plus tard, à l’initiative du curé Joseph Gleroz, l’archevêque de Moûtiers, Mgr François-Amédée Milliet d’Arvillars, ordonna le transfert du corps à Saint-Martin. Le 31 août 1730, devant une foule de fidèle, le père Gleroz lava lui-même les restes miraculeusement conservés et qui exhalait une « odeur très suave », dans le ruisseau du Lou. Le corps fut ensuite déposé dans un cercueil neuf en bois de sapin, accompagné du vieux chapeau, du scapulaire, du chapelet et du petit peigne en buis retrouvés dans sa besace.

Le 31 août 1730, la translation des ossements ou du corps de Paul le Pèlerin fut effectuée sur l’ordre de l’Illustrissime Archevêque. Il avait été d’abord enseveli au Mont du Petit Loup le 2 mai 1721.
Une procession imposante accompagna la dépouille jusqu’à l’église paroissiale, où elle fut enterrée sous les dalles, à gauche de l’autel de saint Clair. Le registre des sépultures de Saint-Martin-de-Belleville mentionna en latin, rédigé par la main du révérend Gleroz, le transfert du corps, acte authentifié par deux étrangers à la paroisse : le géomètre Jacques-Antoine Bertin et l’« estimateur » Louis Miquet, présents pour travailler au cadastre, la grande affaire du moment.

Le nouveau curé du lieu, le révérend Joseph Bergonzy, espérait que Rome accorderait à l’humble pèlerin un statut élevé, peut-être même la sainteté, ou au moins le titre de Vénérable ou de Bienheureux, comme on le nommait déjà dans les vallées tarines. Il tenait une chronique des grâces obtenues par l’intercession de Paul. Louise Fraissard, venue des Allues, souffrant d’un cancer depuis trois ans, fut instantanément guérie après avoir touché le tombeau. Catherine Chevret, elle aussi des Allues, retrouva l’usage de ses jambes, affectées par des pustules malignes et des suppurations au pied droit, grâce à deux pèlerinages. Deux pèlerinages également pour l’aveugle Maurice Billiet de Naves, qui recouvra la vue. Sa belle-mère, considérée comme perdue et ayant reçu les derniers sacrements, fut également guérie sans explication médicale possible. Un autre cas, celui du charpentier Laurent Villiod de Saint-Laurent-de-la-Côte, cloué au lit depuis des années par un implacable blocage des reins, se releva grâce à l’intervention divine.
En 1742, les Espagnols, alors présents en Savoie, tentèrent de rapatrier les reliques de leur compatriote. Cependant, les habitants des Belleville résistèrent, tout comme ils l’avaient fait par le passé, face aux Mauriennais qui avaient osé réclamer la dépouille, prétendant que la « montagne » où le Bienheureux avait rejoint la Céleste patrie appartenait à l’un d’eux.
La proximité de Notre-Dame-de-la-Vie, toujours un lieu vivant de dévotion, contribua sans aucun doute au succès durable de ce protecteur vénéré. Trente ans après sa mort, un peintre espagnol de passage, Pignol Hispanus (l’Espagnole), associa les deux édifices, l’église paroissiale de Saint-Martin et la chapelle, dans un tableau d’autel représentant Paul face à la montagne, les yeux levés vers la Vierge au manteau bleu. Ainsi, une légende mystique et miraculeuse s’enracina dans la vallée de Saint-Martin-de-Belleville, portée par la foi et les miracles attribués au mystérieux pèlerin aragonais.
Près de trois siècles après la translation de ses restes, le souvenir de Paul le pèlerin continue de hanter les mémoires locales. Le tombeau qu’on redécouvrit en 1864, conservant encore ses objets pieux, fut soigneusement refermé et protégé. Aujourd’hui, la dalle qui recouvre ses reliques dans l’église de Saint-Martin-de-Belleville reste un lieu de recueillement et de transmission. Entre spiritualité populaire, fidélité villageoise et mémoire patrimoniale, l’histoire du Bienheureux Paul appartient pleinement à l’âme de la vallée. Elle relie les générations, rappelle la force du mystère et enrichit le patrimoine immatériel des Bellevillois.
- La Mappe Sarde est une collection de documents cartographiques réalisés entre 1728 et 1738 sur l’étendue du duché de Savoie. C’est le premier cadastre réalise en Europe.
- François-Amédée Milliet d’Arvillars, archevêque de Tarentaise entre 1727 et 1744
- Joseph Gleroz
, prêtre de la paroisse de Saint-Martin-de-Belleville entre 1716 et 1733
- Joseph Bergonsy
, prêtre de la paroisse de Saint-Martin-de-Belleville entre 1733 et 1746
Crédit photo
- Image de couverture : Représentation du Bienheureux Paul, Pèlerin méditatif dans les montagnes enneigées de Savoie – Photo générée par IA – © Cédric JAY
- Gravure de la cité de Teruel (Aragon – Espagne) au XVIIIe siècle – domaine public
- Extrait de la Mappe Sarde XVIIIe siècle, secteur du Petit-Loup avec emplacement de la croix du Bienheureux Paul – Mappe n°487-bis vue 02 – Archives de la Savoie – cote C 4144.
- Acte de translation du corps du pèlerin Paul du 31 août 1731 – Archives de la Savoie, registre paroissial de Saint-Martin-de-Belleville – cote 3E 606, vue 378.
- Tableau Bienheureux Paul (le) par Pignol Hispanus (1768) – Photo personnelle © Cédric JAY
- Article Bicentenaire de la translation du corps du Bienheureux Paul – Le Petit Dauphinoi – édition du 04/09/1930 – Via Lectura Plus